Palestine: le théâtre pour guérir et construire

En 1997, trois acteurs et un musicien décident de créer à Hébron, en Cisjordanie, la compagnie Yes Theatre [partenaire de la CSSR]. Avec l’idée que le théâtre peut beaucoup : éclairer un quotidien de violence, faire réfléchir, et même participer à la construction d’une nation et d’un État. Vingt ans plus tard, alors que le processus de paix est en panne, la troupe poursuit sa route. Reportage.

 

Comme tous les dimanches, Abed Tayairah, vingt-quatre ans, acteur dans la troupe du Yes Theatre (« masra’ na’am » en arabe) est à Beit Omar, une bourgade de quinze mille âmes entre Hébron  et  Jérusalem.  Pour y entrer, il faut passer devant un poste militaire, murs de béton et  tour  de  garde  surmontée de caméras. Derrière  les  parois,  des soldats israéliens  invisibles, mais  qui  peuvent  à  tout  moment pénétrer dans la petite ville ou en fermer l’accès. Beit Omar est en zone C […], autant dire que l’Autorité palestinienne, ici, n’existe pas.  Ce dimanche, ils sont treize adolescents, de quatorze à dix-sept ans, à s’amuser comme des fous, en jouant une saynète, sans savoir qu’ils appliquent des techniques d’art dramatique. L’eau grouille de crocodiles. Leur seul salut : quelques rochers imaginaires, trop peu nombreux pour que tous échappent aux mâchoires.   Alors on se précipite, on s’accroche  les uns aux autres.

Ceux qui tombent se font happer dans de grands éclats de rire. Les adolescents ne se rendent pas compte qu’Abed, l’animateur, note, de ses yeux vifs, les progrès de leur concentration et de leur disponibilité. Qu’il les prépare à la phase suivante du travail théâtral.

Les treize adolescents ont tous connu les prisons israéliennes. Certains y ont passé une semaine, d’autres plusieurs mois. Selon l’organisation Defense for Children International Palestine (DCIP), 500 à 700 enfants palestiniens sont arrêtés et poursuivis devant les tribunaux militaires chaque année. Les statistiques fournies par l’administration pénitentiaire israélienne indiquent quatre cents mineurs emprisonnés en février 2016. Ces services ne fournissent plus de chiffres depuis mai 2016. Les rapports de l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) et ceux des associations de défense des droits humains font, quant à eux, état de violences et de traumatismes profonds chez ces enfants.

« Avec eux, c’est toujours un peu compliqué en début de séance, ils sont difficiles à canaliser », explique le jeune acteur. L’objectif des ateliers est de faire écrire aux enfants une pièce à partir de leurs expériences personnelles. Ils la jouent ensuite devant leurs familles et leurs camarades d’école. Pour les adolescents de Beit Omar, l’arrestation, l’interrogatoire, la prison, se sont imposés. Khattab, quatorze ans, a raconté par  le menu les coups contre la porte de la maison familiale à trois heures du matin, la fouille de sa chambre, les menottes, les soldats dans la jeep, la prison d’Ofer, près de Ramallah. Qoussay, dix- sept ans, a décrit les coups dans la jeep, la première nuit dans un container glacé, les menaces pendant l’interrogatoire, les pressions pour dénoncer ses amis. Et puis après une semaine de détention pour retourner chez lui, il a dû traverser seul et de nuit la moitié de la Cisjordanie : « Mes parents n’avaient même pas été prévenus de ma libération. »

Mais cette fois-ci, c’est le comédien, et non les jeunes, qui lira le texte final, car les familles des adolescents et l’équipe de Yes Theatre ne veulent pas les exposer à de nouvelles arrestations. « Les soldats les connaissent »,  commente  Abed.  Avant d’ajouter : « Cet atelier est éprouvant. Mais je les vois s’apaiser au l des séances, retrouver leur capacité de concentration et de création. » Khattab s’exclame, avant de  dévaler  l’escalier  de la vieille maison qui sert de centre culturel :  « Vivement la semaine prochaine ! »

“Selon  l’organisation Defense for Children International Palestine (DCIP), chaque année, 500 à 700 enfants palestiniens sont arrêtés et comparaissent devant les tribunaux militaires.”

DES PIÈCES JOUÉES À L’INTERNATIONAL

Deux décennies après  la création de la troupe,  le « processus de paix » entre Palestiniens et Israéliens n’est plus qu’une formule pour sommets internationaux, mais le Yes Theatre poursuit sa route. Mohamed Issa, directeur de la compagnie se souvient : « Nous avons créé la troupe en 1997. Je travaillais alors pour la Banque mondiale et je me suis posé la question : ”quel est le plus utile pour le peuple palestinien, une organisation internationale qui lui ment ou un théâtre qui permet de le stimuler ?” Nous l’avons appelé « Yes Theatre » pour interpeller notre société d’Hébron qui répond toujours “non” de prime abord à n’importe quelle proposition. En 2008, nous avons décidé d’organiser des ateliers d’art dramatique. » Avant d’intégrer la troupe comme, Abed avait lui-même participé aux ateliers de cette compagnie très spéciale.

Aujourd’hui, ses vingt-et-un membres, acteurs, techniciens, administratifs, produisent des pièces, jouées à Hébron, dans toute la Cisjordanie et à l’international. En parallèle de ce travail classique d’une compagnie théâtrale, ils arpentent les routes, les écoles et les centres culturels du gouvernorat d’Hébron pour animer des ateliers destinés aux enfants et aux femmes les plus défavorisés. « Nous voulons leur montrer qu’ils ont des talents, de l’imagination, qu’ils ont d’autres moyens d’action que de jeter des pierres sur les Israéliens, qu’ils peuvent construire leur État et faire évoluer leur société », explique Mohamed Issa, co-fondateur et directeur de la troupe. Pour tous ces projets, la troupe a passé des accords avec le ministère palestinien de l’Éducation et avec l’UNRWA (agence des Nations unies en charge des réfugiés palestiniens, NDLR).

LEUR MONTRER QU’ILS ONT DES TALENTS, DE L’IMAGINATION

À Tawani, village bédouin entouré de colonies israéliennes au sud d’Hébron, d’autres enfants bouillent d’impatience. Ils sont huit, sept filles et un garçon de douze à quinze ans, à attendre Raed Shioukhy dans la cour de l’école. C’est un parcours singulier et douloureux qui a amené Raed, quarante-huit ans, au théâtre. « J’ai perdu deux amis très proches dans le massacre du caveau des Patriarches en 1994 (voir encadré ci-dessous). Je suis entré dans une grave dépression. Je voulais me porter candidat pour une attaque suicide. Je suis allé de mosquée en mosquée, mais le Hamas n’a pas voulu de moi. En 1997, j’ai rencontré Mohamed Titi, un des fondateurs de Yes Theatre. Le théâtre a changé ma vie. Je me suis découvert acteur. Je veux transmettre cette force aux enfants. »

L’acteur réunit les adolescents dans une classe aux murs peints de fresques champêtres et enchaîne les exercices d’expression corporelle et de concentration. Avant de passer au thème choisi : le rapport des gamins à leurs enseignants. « Au début de l’atelier, ils voulaient parler de la violence des colons, se souvient Raed. Peu à peu,  je les en ai dissuadés, car même si les colonies font effectivement partie de leur vie, c’est trop négatif. Et ils n’ont aucune prise là-dessus. Leurs profs, eux, assisteront à la représentation et ça peut faire changer les choses. » Certains enseignants, qui se font étriller lors de la séance pour leur violence ou leur manque d’écoute, s’en rendront compte à leurs dépens.

Car c’est bien un des objectifs : montrer aux jeunes qu’ils ont le pouvoir de modifier leur vie et leur société. Déjà, ils ont pris confiance en eux. « Je n’ai plus peur d’exprimer mes opinions, assure Rahaf, douze ans. Je me sens libre. » Sa copine Hanin renchérit : « J’ai vaincu ma timidité. Maintenant, je suis capable de dire ce que j’ai sur le cœur. » Raed, lui, ne cache pas sa satisfaction : « Nous contribuons à faire de ces enfants des citoyens. »

« c’est bien un des objectifs : montrer aux jeunes qu’ils ont le pouvoir de modifier leur vie et leur société. »

À Hébron, dans un des magasins du théâtre, Abed et trois actrices, Boushra, Houla et Diana, vérifient l’état de grandes marionnettes en éponge. Le spectacle, comme tous ceux qu’ils écrivent et jouent eux-mêmes devant un  public  de  jeunes et parfois d’adultes, abordera un thème encore tabou dans la société palestinienne : celui de la violence domestique envers les enfants. Boushra al Atrash, actrice, trente-et-un ans, psychologue de formation, travaille dans le département des marionnettes depuis 2014. « Notre société, à Hébron, est très spéciale, très fermée. Les gens sont attirés par le théâtre, et en même temps ils en ont peur. La marionnette est un merveilleux intermédiaire : c’est elle qui parle et pas moi. Elle, elle peut aborder des questions très sensibles comme le harcèlement sexuel. Et s’adresser aux enfants permet d’avoir accès à leurs parents. » Car le Yes Theatre brusque souvent et à dessein  les conservatismes.

Une pièce sur le harcèlement sexuel, avec une actrice sur scène, a valu à la troupe les imprécations des prêcheurs dans certaines mosquées d’Hébron. « Nous avons invité des membres du parti religieux Hizb al-Tahrir, puissant dans cette ville, à assister au spectacle. Ils sont venus, ils n’ont rien trouvé à redire », sourit Mohamed Issa. Derrière ses lunettes, son regard pétille.

Gwenaële Lenoir

Article paru dans: « Faim et Développement »
CCFD-Terre Solidaire

Juin 2017