Les missions de la CSS en Yougoslavie 1944-1945

 

Lors de notre grande fête des 80 ans de la CSSR, nous avons demandé à Pierre Jeanneret, historien, de nous raconter un épisode marquant de notre histoire. Le rédacteur du livre « 75 ans de solidarité humanitaire. Histoire de la Centrale Sanitaire Suisse et Romande 1937-2012 (Éditions d’en Bas, Lausanne, 2013) a choisi de revenir sur l’aide de la CSS à la Yougoslavie. Voici un compte rendu de ce beau discours.

 

Les missions de la CSS en Yougoslavie 1944-1945

 

« Lors de la soirée festive qui a marqué la sortie de mon livre 75 ans de solidarité humanitaire, le 21  janvier 2014 à la Maison des Associations à Genève, j’avais choisi de vous parler d’épisodes «mineurs» et peu connus de son histoire, notamment l’aide (discrète) aux résistants français et aux partisans italiens. Discrète parce que, pendant la Seconde Guerre mondiale, la CSS, considérée comme «cryptocommuniste», devait agir dans l’ombre, pour ne pas tomber sous le coup des interdictions frappant l’extrême gauche. Mais début 1943, avec la capitulation allemande à Stalingrad, le vent était en train de tourner en faveur des Alliés. Le Conseil fédéral fut obligé d’alléger ses mesures d’interdiction. Il commença aussi à donner des gages à l’Union soviétique, l’un des futurs grands vainqueurs du nazisme. Ce contexte international explique pourquoi les missions de la CSS en Yougoslavie devinrent possibles. C’est cet épisode, le plus dangereux, le plus héroïque dans l’histoire de notre association, que j’aimerais évoquer aujourd’hui, à l’occasion de la fête du 80e.

Remarquons d’abord que la présence de médecins suisses aux côtés de l’armée serbe (la Yougoslavie n’existant pas encore) n’était pas un fait nouveau. Des dizaines d’entre eux s’engagèrent, pendant les deux guerres balkaniques de 1912-1913, puis au début de la Première Guerre mondiale après l’agression des armées austro-hongroises, aux côtés d’une «petite Serbie» idéalisée, que l’on comparait à la Suisse montagneuse et éprise de liberté.

Les missions de 1944-1945 aux côtés des troupes de Tito étaient, elles, beaucoup plus politisées : Smrt fašizmu, sloboda narodu ! (Mort au fascisme, liberté au peuple). Tel était le slogan du combat de libération yougoslave contre l’occupant nazi. Or rappelons que la CSS était née en 1937 de la lutte contre le fascisme pendant la guerre civile espagnole

Quel était le contexte militaire en Yougoslavie pendant l’hiver 1944-1945 ? L’Armée de libération nationale yougoslave, conduite par Josip Broz, dit Tito, comptait environ 500 000 hommes et femmes. Ceux-ci luttaient contre les Allemands en retraite (mais en bon ordre) depuis la Grèce, où avaient débarqué les Anglais. D’où la volonté de médecins suisses, membres ou compagnons de route du Parti communiste, de participer à cette lutte.

Qui étaient-ils ? Faisaient partie de la première mission médicale, la plus importante, sur laquelle nous concentrerons notre attention :

  • le Dr Paul Parin (1916-2009), de Zurich ;
  • la laborantine Liselotte Matthèy (1911-1997), dite Goldy, qui allait épouser le Dr Parin ;
  • le Dr August Matthèy (1913-1960), de Neuchâtel, frère de Goldy ;
  • le Dr Guido Piderman (1911-1989), de Zurich. Médecin le plus expérimenté et officier, il sera le chef de la mission ;
  • le Dr Elio Canevascini (1913-2009), de Mendrisio (Tessin) ;
  • le Dr Marc Oltramare (1916-2003), de Genève, qui dès 1965 jouera un rôle immense dans Aide au Vietnam et dans la Centrale Sanitaire Suisse Romande.

A noter que les deux derniers étaient les fils de conseillers d’État socialistes et très actifs dans des organisations antifascistes.

Le groupe eut quelque difficulté à recevoir l’autorisation de sortir de Suisse. Un officier supérieur en parlait avec mépris comme d’un «Kommunistenpack». Mais d’autre part, le Conseil fédéral et l’État-major de l’armée suisse ressentaient le besoin de faire oublier la fameuse mission Bircher en Russie, exclusivement au service des blessés de la Wehrmacht.

Le départ a lieu le 3 octobre 1944 à Genève, avec un camion de matériel. A Marseille, le groupe embarque sur un navire transporteur de troupes britannique. Épisode pittoresque : le morning tea est servi par des domestiques indiens en turban… A Bari, un liberty ship mène l’équipe jusqu’à la côte dalmate. Arrivé en Yougoslavie, le groupe éclate. Les médecins suisses travailleront dans des lieux différents. Mais il y a des constantes dans leurs expériences individuelles. D’abord le danger : la guerre entre les partisans de Tito et l’armée allemande est impitoyable, de part et d’autre on ne fait pas de prisonniers. Et puis la vie est dure dans un paysage de montagnes enneigées, de forêts, de falaises. L’un des médecins, le Dr Matthèy, est grièvement blessé par balles et évacué de justesse.

Quelles sont donc les expériences médicales de ces švajcarski ljekaré (médecins suisses) ?

Ils pratiquent beaucoup d’amputations, avec un minimum de chloroforme ou de morphine, parfois sans narcose. On peut citer l’exemple d’une jeune combattante de dix-huit ans, une tankista, qui a déjà détruit 16 tanks. Au 17e, elle a les jambes déchiquetées par une rafale de mitrailleuse. Amputée, cette illettrée deviendra par la suite médecin-chef à Belgrade ! A propos de femmes, un épisode sentimental : le Dr Pederman s’éprend de la jeune infirmière yougoslave Chela, qu’il épousera. Cette histoire ne relève pas que de l’anecdote. Ce faisant, les deux amoureux ont pris de gros risques. Car les rapports sentimentaux et sexuels sont strictement interdites dans l’Armée de libération nationale. En effet, les paysans qui lui confient leurs filles veulent les retrouver vierges…

Les médecins suisses sont aussi confrontés au typhus exanthématique, dit aussi «épidémie des armées», transmis par les poux du corps. D’où la nécessité de strictes mesures prophylactiques, comme l’épouillage systématique.

Il sera plus difficile de lutter contre la «maladie du partisan», lors du retour à la vie civile normale. Cette affection psychique se traduit notamment par des crises hystériques. C’est probablement l’observation de ces symptômes qui orientera le Dr Parin vers la psychanalyse. Il deviendra plus tard un spécialiste de l’ethnopsychiatrie : celle-ci non seulement considère le malade comme un individu, mais tient compte de ses origines ethniques et culturelles.

Les médecins suisses vivent aussi des situations qu’on pourrait qualifier de politico-médicales. Un exemple : les médecins yougoslaves pratiquent des amputations systématiques, de peur que leurs patients ne meurent de leurs blessures, ce qui serait considéré comme du «sabotage» et mettrait leur propre vie en danger.

Nos compatriotes doivent assister à des épisodes traumatisants : ainsi, le Dr Canevascini voit fusiller un jeune partisan de quinze ans qui a trahi, et cela devant sa mère.

Notons que l’enthousiasme politique des débuts va diminuer avec les mois. Le titisme s’oriente résolument vers le stalinisme pur et dur, avant le grand revirement de 1948. «L’utopie s’était aussi éteinte là-bas», écrira le Dr Parin, qui avait déjà vécu l’échec de l’utopie révolutionnaire pendant la guerre d’Espagne.

Il y aura encore trois autres missions en Yougoslavie, de caractère médical et vétérinaire. Les deux dernières missions – la dernière en août 1945 – seront largement financées par le Don suisse, qui deviendra ultérieurement Swissaid. Les autorités helvétiques se dédouaneront ainsi un peu de leurs compromissions antérieures avec l’Allemagne nazie et ses alliés…

Un film – aux images parfois très dures – a été tourné par la CSS lors de la deuxième mission. Mentionnons aussi le film de Daniel Künzi, Missions chez Tito (2006), basé sur des témoignages, dont ceux des Drs Oltramare, Parin et Canevascini.

Voilà donc, en résumé, le volet yougoslave de la riche histoire de la Centrale Sanitaire Suisse. »

Pierre Jeanneret

Pour en savoir plus : Pierre Jeanneret, 75 ans de solidarité humanitaire. Histoire de la Centrale Sanitaire Suisse et Romande 1937-2012, Lausanne, Ed. d’en bas,  2013, 262 p. En particulier le chap. IV, «Missions en Yougoslavie», pp. 49-65.